Lettre à Mme la ministre française des Affaires étrangère Pour que la France politique ne nuise pas à la France culturelle.. . Auteur : H.B.J. Citoyen tunisien Ajouté le : 28-01-2011 Par Hamadi BEN JABALLAH
Qu’il me soit d ’abord permis, Mme la ministre, de saluer en votre auguste personne la France, ce grand pays des Lumières que, nous autres Tunisiens, respectons pieusement, estimant à sa juste valeur ses contributions décisives au progrès de l'humanité. Comptant sur la générosité de votre cœur, je souhaiterais soumettre à la sagacité de votre esprit un distingo que je crois utile de méditer, en cela qu’il aiderait, me semble-t-il, à éviter la confusion que l'on trouve aux fondements du fameux droit d'ingérence : la France politique n'est pas la France culturelle . La premiére , souveraine, n ’appartient Qu'aux Français et c'est à elle seule de dire qui est Français ! La seconde, celle de Descartes, de Voltaire, de Rousseau, de Sartre; celle de la «Déclaration universelle des droits de l ’ Homme et du citoyen», appartient, quant à elle, à l ’ humanité entière, entre autres, aux Français autant qu ’ aux Tunisiens ! Mutatis mutandis, la même distinction vaut pour mon pays, la Tunisie. A n’en pas douter, les Tunisiens le savent bien. Ils l'ont appris de leurs mères et de leurs maîtres d’école. Encouragés par vos soins, les jeunes Français, pour l'intérêt de nos deux pays, le sauront clairement, eux aussi. Je tiens à vous rassurer Mme la ministre : je ne suis ni un «islamiste fanatique», ni un antifrancophone, ni surtout un «terroriste déguisé». Au contraire, formé à L'Ecole de La République qui, aidée par des “ coopérants ” français, les colons d'hier, a généreusement donné à ma génération le rare privilège d’accéder ,autant que faire se peut ,tant aux trésors de la langue d’Al Jahiz et d’Al-Mutanabbi, qu’à ceux de la langue de Voltaire et de Hugo, j’appartiens à une ère culturelle qui a toujours fait sien ce mot de l'auteur de la légende des siècles des Contemplations : “ Insensé ! Qui sait que je ne suis pas toi ? ” . Une manière de dire que l' autre est substantiellement mon alter ego. On ne s ’enrichit réellement, qu ’en se donnant à autrui «sans s’ôter à soi-même.» Fils d ’un vieux pays où l ’on peut être sans parti, mais jamais sans patrie ou sans famille; un pays où coule «une douceur qui empêche de mourir», je vis dans l é'adhésion absolue à cet idéal que l’un de mes premiers ancêtres, le vieux Térence, a sagement, mais énergiquement, opposé à la cécité de l’arrogance du colon romain, homo sum ,humani nihil a me alienum puto. L ’histoire de la Tunisie, ce pays qui a donné son nom à l ’ Afrique, ne prouve-t-elle pas à l ’évidence que l’on est mieux quand on sait reconnaître chez l ’autre ce qu' il a de meilleur ? Même dans les expériences historiques les plus amères ! Des conquêtes arabes, le Tunisien a retenu ce qu ’elles avaient d ’universel et de beau : l ’ Islam, religion d ’une spiritualité à même de libérer l ’esprit, et la langue arabe qui, à un moment donné de l ’histoire de l ’humanité, a su mettre au goût du jour l ’ humain en tant que tel. Du colonialisme français, le Tunisien a appris le rationalisme de Descartes, les Lumières de la Révolution, l ’esprit révolté de Sartre, et que sais-je encore ? Nos “ coopérants ” étaient à la fois nos maîtres et nos complices. Avec eux, nous avons appris à rêver. C ’est à vous, Excellence, de prendre la mesure de la distance qui sépare cette France culturelle qui nous a proposé hier des Idéaux, de la France politique qui nous propose aujourd ’hui, «le savoir –faire policier» ! A l ’ heure où se trouve portée à son acmé l ’inquiétante question de la montée des opacités, où les conflits des intégrismes de tous bords menacent la paix des cœurs et du monde, à l heure où sévit le “ choc des incultures ” , il serait utile de rappeler à la jeunesse de nos deux pays que le premier homme qui ait clairement appelé l ’ humanité à distinguer, aussi bien dans sa theoria que dans sa praxis, les deux pouvoirs , civil et religieux, ainsi qu ’il l ’enseigne, dans sa fameuse lettre adressée, en 494, à Anastase, l ’ Empereur de Byzance, est l ’un des anciens ancêtres, Saint Gélase Premier .C ’est à lui que la chrétienté doit ,entre autres, la distinction entres Evangiles apocryphes et Evangiles authentiques. C ’est également à beaucoup de mes anciens compatriotes ,entre autres à Arnobe de Sicca et à son disciple Lactance, tout comme à Tertullien et à Saint-Cyprien , que revient le mérite d ’avoir fait évoluer la langue du colon le latin ,la belle langue de Cicéron, en vue de s ’en servir pour propager une culture qui ne doit rien à Rome, le monothéiste, dans un empire encore jalousement païen . En cela , notre expérience est deux fois millénaire. La dernière en date est celle de feu Habib Bourguiba. Apprendre la langue de son colon , pour mieux s ’en libérer. Autant d ’ événements qui se sont produits sur la terre de cette belle Tunisie, dans les plaines verdoyantes du Kef ou sur les collines multicolores de Carthage, à un moment de l ’ histoire où la vaste Gaule, n ’était encore ni latine , ni chrétienne ! Juste pour rappeler à l' intention des jeunes et des moins jeunes , que les cultures ne se comparent pas. Comme les peuples qui en sont les porteurs, chacune a sa propre dignité, sa valeur intrinsèque irréductible. Au-delà de toute hégémonie, réfléchie ou spontanée, une culture bien comprise est, par vocation, une transcendance, une manifestation de l ’ esprit. L ’ esprit ?! C'est peut-être peu de chose ! Mais c'est lui, Excellence, qui donne le branle à tout le reste. En témoigne le sage H.Poincaré ,votre compatriote : “ La pensée, écrit-il, n ’est qu ’ un éclair au milieu d ’une longue nuit. Mais c ’est cet éclair qui est tout ” . C ’est pourquoi, généreuse, au moins autant que la France, la Tunisie qui vient de reconquérir sa liberté à la sueur de son front, au prix de son sang, vous en fait don , vous suppliant humblement de daigner le recevoir , en contrepartie de l ’ «expertise policière» par laquelle vous avez bien voulu soutenir notre progrès et assouvir notre soif de liberté … Vous voyez Excellence pourquoi vous m ’ avez blessé ! Profondément ! Vous voyez, Excellence, quel gouffre sépare aujourd 'hui la France politique, celle de l ’ Elysée ou du Quai d ’ Orsay, de la France culturelle; la France de mes maîtres de lycée ou de L ’université. Préférant toujours la vérité à la vanité, ainsi que l ’exige une éthique que je tiens de ma mère, je vous prie de veiller à ce que la France politique ne nuise pas davantage à la France culturelle. Humblement vôtre. |